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"C'est en effet une vieille croyance que celle qui veut que les Autochtones deviennent ivres au moindre petit verre. Les taux élevés d'alcoolisme qui sévissent sur plusieurs réserves indiennes viennent ajouter au préjugé du «Sauvage pas capable de gérer la boisson». Voyons voir...
De manière générale, que ce soit chez les Autochtones ou chez les «Blancs», la sensibilité et la dépendance à l'alcool (ou à une autre substance) ont une forte composante génétique. Des études de jumeaux l'ont amplement démontré. Ces penchants s'observent généralement dans des familles, pas à l'échelle de populations ou de groupes «raciaux», mais on connaît (au moins) une exception célèbre.
Dans une bonne partie de la Chine, des Corées et du Japon, beaucoup de gens possèdent un allèle, c'est-à-dire une version d'un gène, qui les rend plus sensibles à l'alcool. Quand on boit, en effet, l'alcool est métabolisé en plusieurs étapes. Dans un premier temps, il est transformé en une substance nommée aldéhyde - assez toxique, elle est une des causes du «lendemain de veille». L'aldéhyde est ensuite défait par un enzyme appelé aldéhyde déhydrogénase (ALDH), ce qui donne de l'acide acétique, qui est à son tour soit éliminé dans l'urine, soit transformé en autre chose, mais c'est une autre histoire.
En Extrême-Orient, une bonne partie de la population a une version particulière du gène de l'ALDH qui fait que l'enzyme prend plus de temps à défaire l'aldéhyde. Quand ces gens boivent, donc, l'aldéhyde s'accumule davantage dans leur sang, ce qui les rend plus sensibles à l'alcool, mais cause aussi des effets secondaires désagréables.
Or, les Autochtones n'ont pas ce «gène» qui rend plus prompt à l'ivresse. Pour tout dire, leur capacité à tenir l'alcool a déjà été mesurée et n'est en rien inférieure à celle des autres. Dans une expérience qu'elle a dirigée dans les années 90, la professeure de neuroscience cellulaire et moléculaire à l'Institut de recherche Scripps Cindy Ehlers a donné la même dose d'alcool (0,75 millilitre par kilogramme de poids corporel) à 40 Amérindiens de Californie, puis a pris diverses mesures pendant deux heures.
Résultat : leur rythme cardiaque et leur taux de cortisol, l'hormone du stress, ont peu changé pendant l'expérience, alors que l'alcool fait grimper ces indicateurs davantage chez d'autres groupes dits «raciaux». En outre, Mme Ehlers a demandé aux participants de noter eux-mêmes divers aspects de leur ivresse, et ceux qui avaient plus de 50 % de «sang indien» ont rapporté des symptômes en moyenne plus légers que ceux qui étaient plus métissés.
Cela contredit évidemment de plein fouet le mythe de l'«eau de feu» :
non seulement les Indiens ne sont pas plus affectés que les autres par l'alcool, il se pourrait au contraire qu'ils le soient moins - et gardons ce point à l'esprit, nous y reviendrons tout de suite.
Fait intéressant, Mme Ehlers a publié l'an dernier une revue de littérature scientifique sur la génétique des Premières Nations, afin de répondre à la question de savoir s'ils ont des prédispositions particulières à l'alcoolisme ou à la dépendance à d'autres substances. Dans l'ensemble, il apparaît que non, les Indiens n'ont pas de prédisposition particulière pour la dépendance, mais qu'ils ne bénéficient pas non plus de facteurs de protection que l'on trouve dans d'autres groupes. Par exemple, ils n'ont pas cet allèle des Asiatiques qui, en rendant la consommation d'alcool moins agréable, prévient (statistiquement, s'entend) l'alcoolisme. De même, une forte tolérance à l'alcool est généralement associée à un risque accru d'en devenir dépendant. Et comme l'expérience de Mme Ehlers suggère justement, bien que l'échantillon soit mince, que les Autochtones tiennent mieux l'alcool que les autres, cela ferait un autre exemple de facteur de protection en moins.
Cela étant dit, lorsqu'il s'agit de comportements, les gènes ne sont pas synonymes de fatalité. Comme le souligne Mme Ehlers, on ne parle pas ici de gène qui pousserait activement vers l'alcoolisme, mais surtout de «freins» génétiques qui seraient moins nombreux - et peut-être des facteurs génétiques indirects. Il faut donc que d'autres choses poussent vers la bouteille, et le milieu social difficile que constituent trop de réserves indiennes est un facteur évident.
La pauvreté et une faible instruction sont des facteurs de risque connus pour les dépendances. Les traumatismes aussi. La négligence parentale (souvent parce que les parents eux-mêmes ont des problèmes) peut amener les enfants à consommer à un jeune âge, ce qui est un autre «risque environnemental» important. Autant de choses qui sont le lot de beaucoup (trop) de gens dans les réserves.
Bref, de la même façon qu'il y a des Asiatiques alcooliques malgré leurs gènes protecteurs, les Amérindiens ne sont pas condamnés à la toxicomanie par leur ADN. Loin de là. Mais leurs conditions de vie sont certainement de puissants facteurs d'alcoolisme. Et avoir moins de gènes protecteurs ne ferait qu'empirer les choses.
Sources :
CONSUELO GARCIA-ANDRADE, TAMARA L. WALL et CINDY L. EHLERS. «The Firewater Myth and Response to Alcohol in Mission Indians», American Journal of Psychiatry, 1997. bit.ly/WhcKEb
CINDY L. EHLERS et IAN R. GIZER. «Evidence for a Genetic Component for Substance Dependence in Native Americans», American Journal of Psychiatry, 2013. bit.ly/1vTNio6
HUAI-RONG LUO et autres. «Origin and Dispersal of Atypical Aldehyde Dehydrogenase ALDH2-487Lys», Gene, 2009. bit.ly/1tyDNcW"